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Anna Østrup une pionnière dans la restauration des meubles «Boulle»



Tout le monde a entendu parler des meubles « Boulle ». André-Charles Boulle (1642-1732) était un célèbre ébéniste français qui a donné son nom à une technique de marqueterie qui utilise le plus souvent du laiton (mélange cuivre et zinc) et de l’écaille de tortue, mais aussi « de l’étain, de la corne, de l’ivoire, de la nacre » (Alcouffe, 1982, p.83).


Anna Østrup

Anna østrup, une ébéniste suédoise qui dans les années 1980 avait un atelier de restauration de meubles à Paris et travaillait pour de nombreux musées (français, suédois, américains…), a proposé une technique de dépose de la marqueterie « Boulle » qui allait bouleverser la manière de considérer la restauration des meubles plaqués. L’attitude face à la restauration a beaucoup changé depuis, dans ces années-là la restauration était beaucoup plus interventionniste qu’aujourd’hui comme en témoigne le livre de Daniel Alcouffe, conservateur au musée du Louvre, paru en 1982. La méthode employée par Anna Østrup et qu’elle a généreusement divulguée, au-delà de son aspect pratique, a appuyé un mouvement qui émergeait alors, et qui se préoccupait davantage de la conservation des meubles. Bien que sa proposition soit encore trop interventionniste, les développements qui s’ensuivirent se sont avérés fondamentaux pour la restauration et surtout la conservation des meubles « Boulle».


La restauration des meubles Boulle une nécessité et un défi


La marqueterie « Boulle » en écaille de tortue et laiton dessine des motifs décoratifs recouvrant toute l’ossature du meuble. Les meubles « Boulle » ne peuvent traverser le temps sans restauration. L’ossature du meuble que nous allons appeler ensuite « support », est faite de planches de bois assemblées. Cet assemblage se faisait bord à bord, tenu par de la colle et la marqueterie qui le recouvrait. Avec le temps le bois travaillant, cela entraine des fentes qui se répercutent sur la marqueterie par des décollements. D’autre part, si l’écaille est un matériau souple pouvant se rétracter sous l’effet de la tension liée au travail du bois, le laiton n’a pas cette plasticité et donc sur les meubles Boulle on voit le laiton sauter, se décoller.



Décollements du laiton, avant restauration


La restauration des meubles « Boulle » était jusqu’en 1970 un travail long, laborieux, peu valorisé, qui rebutait la plupart des ébénistes dans les ateliers de restauration parisiens. Ana Østrup allait révolutionner cela. Jusque-là pour restaurer un meuble « Boulle », on procédait de deux façons, toutes deux non satisfaisantes d’un point de vue de la conservation du meuble. Soit on enlevait les pièces décollées, le plus souvent le laiton, on tentait ensuite de les remettre en place. A cause de la contraction des autres structures il était difficile de leur faire réintégrer l’espace qui leur était dévolu. Il fallait alors parfois retoucher les contours. Ensuite, en les collant, l’épaisseur de la colle entrainait des différences d’affleurement nécessitant parfois d’importants ponçages quand ils étaient encore possibles (parfois l’épaisseur ne le permettait pas car le meuble avait déjà subi plusieurs restaurations). Ainsi parfois la surface de la marqueterie restait bosselée. Outre son aspect laborieux, ce travail pouvait être dommageable.

Une autre méthode consistait à déposer toute la marqueterie en faisant d’abord une emprunte de la marqueterie au papier carbone. Ensuite la marqueterie était enlevée pièce par pièce ou par morceaux et reposée sur le dessin de l’emprunte. Plusieurs opérations allaient permettre ensuite de la remettre en place. Cette technique minutieuse était longue avec des difficultés pour retrouver un affleurement lors de la repose.

Vers les années 70, un procédé plus rapide et plus respectueux de la marqueterie fut mis au point à « l’institutet for Materialkunskap » de Stockolm avec la collaboration de Anna østrup. Ce fut à l’occasion de la restauration d’un carrosse royal suédois dont le plancher était en marqueterie « Boulle » exécutée dans années 1690 à Paris (Alcouffe, 1982, p.122).

Anna Østrup n’a pas hésité à transmettre son savoir aux autres ébénistes des ateliers parisiens. Dans ces années-là, les ateliers de restauration étaient très actifs, c’était une époque de forte demande de restauration des particuliers, musées et marchands. Il régnait une forme de compétition et d’enthousiasme dans ce milieu de la restauration et tous recherchaient des méthodes pour améliorer les techniques.

Un paragraphe dans un livre de Daniel Alcouffe (1982), présente en quelques mots cette technique. Il a été inséré un peu « in extremis » à la fin du livre, probablement pour contrer la possibilité de voir cette méthode faire l’objet d’un brevet (d’autres brevets ont été par ailleurs déposés peu après dont le brevet « Germond » qui a trait à une technique complémentaire).


Cette technique en bref


Elle s’adresse à des situations de dégradation très importante nécessitant une dépose complète de la marqueterie. C’est un procédé en plusieurs étapes, qui s’inspire de la restauration de la peinture notamment par l’utilisation du papier japonais :

1. Humidification pour hydrater la colle

2. Collage d’un papier japonais sur la face externe de la marqueterie (face visible, alors que celle-ci est encore en place sur le meuble). Utilisation d’une colle facile à enlever par la suite. Le papier japonais est très fin, imbibé de colle il devient résistant et transparent

3. Dépose de la marqueterie

4. Restauration du support en bois

5. Remise en place de la marqueterie

6. Retrait du papier japonais.



Dépose de la marqueterie avec du papier japonais


Initialement Ana Østrup proposait de coller un deuxième papier japonais sur la face interne de la marqueterie, et de la nettoyer. Cette opération a été abandonnée par la suite car elle était trop interventionniste et enlevait les pigments qui coloraient l’écaille.


L’écaille de tortue était débitée finement, elle conservait son tacheté mais devenait translucide, sa couleur rouge ou brune dans la marqueterie « Boulle » était due à un papier soutenant un pigment intercalé sous l’écaille. Comme le souligne Ulli Freyer (1992) : « … la peinture de dessous est très importante car fait partie de la patine de l’écaille de tortue. » [ traduction libre].


Actuellement la colle d’origine est laissée en place, elle se mélange à la colle ajoutée, on s’assure de conserver le papier et les pigments d’origine.



Pigment rouge d'origine sur l'envers de la marqueterie,

sauvegardé lors du déplacage


Les avantages de cette technique

  • Permet de restaurer le support et d’augmenter la longévité du meuble

  • Evite de retoucher le format des pièces en laiton. Une fois déposée l’écaille de tortue n’étant plus soumise à des tensions, elle se redéploye et la marqueterie retrouve son format d’origine. L’emboitement des pièces est conservé

  • Le papier japonais permet de maintenir les pièces à fleur au niveau de la face externe, évitant les ponçages intempestifs. Le brevet « Germond » améliorera encore en 1985 la repose sans usure

  • Meilleure adhérence de la marqueterie : l’ensemble étant collé de manière homogène

  • Travail plus rapide, moins fastidieux et hasardeux

  • Plus grand respect de la conservation.


Cette technique a changé l’attitude des ébénistes vis-à-vis de la restauration des meubles « Boulle ». C’est devenu un travail plus technique que laborieux. Anna Østrup a initié beaucoup d’autres essais et elle a notamment fait une recherche sur le comportement dynamique entre divers supports, colles et marqueterie sous l’effet du temps (par un vieillissement artificiel) (Callede, B., Ostrup, A., 1984).).


Par la suite, le Brevet » Germond » propose une méthode de repose pour éviter le ponçage. Les techniques de dépose, restauration des supports et repose se perfectionnent également suite à cette impulsion innovatrice. Cette méthode a été transférée à la marqueterie en bois avec des adaptations.


Limites de cette technique


Au-delà de la description des étapes, ce travail de restauration nécessite de l’expertise. La technique est décrite dans les grandes lignes dans le livre de D. Alcouffe 1982. Il manque des procédures écrites précises donc son application fait une large place à des savoirs d’expérience, partagés dans le secret des ateliers mais jamais publiés. Par ailleurs, il y a toute une adaptation experte au contexte, à des variations, qui font l’art de la restauration. A titre d’exemple, il faut évaluer le dosage de l’énergie et la forme du mouvement pour réaliser un décollement, le dosage de l’humidité, de la chaleur, les astuces pour éviter que la marqueterie ne gondole, la détermination même de la méthode à utiliser en fonction des caractéristiques du meuble et des dommages, etc. Par ailleurs certains savoirs se perdent , souvent le papier japonais a été remplacé par de la gaze plus épaisse, moins transparente entrainant davantage de désafleurs.


Conclusion


Actuellement on n’imagine plus procéder à des restaurations telles que pratiquées dans les années 70-80. Une attitude beaucoup plus conservatrice est prônée, notamment dans la préservation des matériaux d’origine, dans l’utilisation des colles, etc. Malgré cela, les meubles, et particulièrement la marqueterie « Boulle » ne peuvent résister au temps sans aide. La préoccupation de la préservation de l’objet d’origine doit continuer à nous habiter et quelle que soit la technique son utilisation doit toujours faire l’objet d’une évaluation de sa pertinence.


Références de l'article

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L'auteur

Marc Froger – Ebéniste-restaurateur

L’atelier Marc Froger a été créé en 1990 et est situé à Cossonay-Ville.

Marc Froger après une formation d'ébéniste à Paris a travaillé pendant 7 ans dans de grands ateliers de restauration parisiens. Il y déploie des compétences dans la restauration des meubles du XVIIIème siècles marquetés et développe une expertise concernant les meubles marquetés en bois et Boulle (écaille de tortue et laiton).

En Suisse il continue à œuvrer dans ce domaine avant d’ouvrir sa propre entreprise. Depuis 28 ans dans son atelier, il effectue des restaurations des plus simples aux plus complexes. Sa clientèle est très diversifiée et s’adresse à lui pour restaurer et/ou conserver des meubles qui ont une valeur matérielle, historique, affective ou fonctionnelle.


Il a participé aux journées européennes des métiers d'art en 2015 et 2016.

Membre fondateur de l'Association Vaudoise des Métiers d'Art.





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